Nadine Brousseau
Le décès de Nadine Brousseau[1] me délivre enfin d’une promesse que j’avais dû lui faire, celle de ne pas mettre en évidence ses apports dans la recherche en didactique des mathématiques, que je considère toujours comme subtils et décisifs.
Je peux enfin rendre à mon épouse l’hommage qu’elle méritait et préciser quelle a été sa part dans les travaux que nous avons menés à bien. Je vais enfin pouvoir dévoiler l’importance de sa contribution à l’ouvrage pour lequel j’ai reçu, seul, quelques flatteuses distinctions.
Elle adorait son métier et elle l’exerçait avec une rigueur, un art et une modestie extraordinaire. Je le savais bien parce que nous avons exercé côte à côte notre métier commun d’instituteurs dans une école à deux classes, pendant presque dix ans.
Elle m’encouragea à reprendre mes études de Mathématiques à l’Université de Bordeaux. Grâce à l’aide de Lucienne Félix et l’appui de l’Académicien Lichnerowicz et grâce au soutien et aux travaux de nombreux professeurs de mathématiques, nous avons obtenu du gouvernement la possibilité de mettre en œuvre le COREM[2] avec une école « pour l’observation », l’école Jules Michelet de Talence[3]. Cette école fut créée en accord avec le Rectorat et avec la collaboration de l’Inspection Académique de la Gironde (et avec le consentement des syndicats). Elle permit la mise œuvre et l’observation de certains protocoles de « leçons » convenables et compatibles avec les instructions ministérielles mais qui fit l’objet de recherches scientifiques portées par l’IREM de Bordeaux.
Dans ce projet inhabituel, Nadine Brousseau, recrutée à l’école Michelet, va contribuer pendant vingt-cinq ans à tenir discrètement en équilibre les conditions fondamentales aussi bien dans les rapports avec ses collègues et avec les parents d’élèves que dans la préparation de ses leçons « ordinaires » ou encore dans sa participation à la création des protocoles des expériences.
Le défi que nous avons relevé (et gagné) est celui de montrer pendant vingt-cinq ans la possibilité d’accomplir des recherches scientifiques avancées sans perturber la fonction essentielle de l’école, ses relations avec les parents et avec les enseignants, avec les établissements voisins etc.
L’année précédente de l’ouverture de cette école, Nadine avait consenti à mettre à l’épreuve, dans sa classe – un CM2 de l’école « ordinaire » où elle était affectée -, un « protocole d’enseignement du calcul des probabilités. Il s’agissait, non pas d’un enseignement au sens classique mais de mettre à l’étude le projet de faire découvrir par les élèves les fondements du calcul des probabilités. La question était de savoir si cela était possible, si un protocole spécifique envisagé aboutissait ou non à « la découverte », par les élèves, des concepts du calcul des probabilités. La procédure proposée était en apparence « extravagante ». Il s’agissait de deviner le contenu d’une bouteille opaque contenant cinq boules, noires ou blanches. Le renversement de la bouteille laissait apparaître une seule boule à la fois. La bouteille ne fut jamais ouverte. L’épreuve pour Nadine consistait à maintenir les élèves assez longtemps impliqués pour qu’ils soient convaincus de connaître le contenu de la bouteille… qui ne fut jamais ouverte réellement !
Maintenir une classe d’enfants de 10 ans à s’intéresser à une pareille question et surtout jusqu’à admettre une pareille conclusion est un défi invraisemblable pour des enseignants consciencieux : Faire naître une telle conclusion sans céder aux demandes des enfants qui veulent ouvrir la bouteille, ou s’arrêter de spéculer et leur faire admettre d’eux-mêmes la conclusion recherchée… C’est à la fois un défi extraordinaire et épuisant pour un enseignant. Nadine a relevé cet improbable défi à trois reprises avec le même succès.
Et nous n’avons cessé ensuite de renouveler des paris similaires pour mettre en évidence des propriétés spécifiques d’un concept mathématique à l’étude.
J’aurais aimé l’associer à la présentation de notre travail. Elle était tout à fait capable de le présenter ainsi que ses propres observations à nos interlocuteurs qui auraient bien voulu connaître son avis et sa part d’intervention, lui poser des questions afin de bénéficier de ce qu’elle aurait pu leur dire.
J’ai fait plusieurs tentatives pour qu’elle expose elle-même ce qu’elle faisait et pourquoi.
Elle a accepté une fois en réponse à une demande de nos amis belges que nous rencontrions chaque été, de présenter ce qui relevait d’elle-même et ce que nous faisions ensemble. Son auditoire a été très intéressé et le lui avait témoigné. Mais quand elle est revenue, elle m’a dit : ne me redemande plus jamais de faire ça, ce n’est pas mon métier ! Par contre elle aimait se représenter ce que ferait tel ou tel de ses élèves et s’il y avait un hiatus, elle me le signalait… et je me remettais au travail.
Pour apprécier son travail lors de la conception d’une leçon ou d’un épisode précis, il faut pénétrer plus intimement dans la coopération du chercheur, concepteur d’un moyen original d’introduire un « savoir nouveau » pour des jeunes élèves (et éventuellement pour l’institutrice), avec l’institutrice elle-même.
Un accord trop rapide et trompeur sur l’objet de la recherche, sur sa légitimité ou sa fonction précise fera apparaître des difficultés qui occulteront le phénomène en observation. La leçon réussie atteint son but pédagogique mais elle n’enseigne rien au chercheur qui devra attendre un an avant d’avoir une nouvelle occasion d’observer l’effet, les conditions du savoir précis qui sont l’objet de sa recherche.
A l’époque du COREM, lorsque j’imaginais une « situation »[4], je lui en faisais part, elle posait alors des questions tout à fait pertinentes qui m’encourageaient à préciser le projet. Nous avions l’habitude de réfléchir ensemble. Elle coopérait de façon active, tout en préférant rester discrète. Dans nos dialogues privés, elle concluait souvent par « je crois que les enfants pourront faire ce que tu dis… mais il faudrait peut-être… » ou « non, je crois que je ne peux pas faire ça avec mes élèves… » Et elle évoquait des points litigieux ou les réactions prévisibles de certains élèves. Nadine venait probablement de m’éviter un échec qui m’aurait obligé à attendre un an pour pouvoir refaire une autre tentative sur ce sujet-là.
Mais nous devions nous retenir de trop « discuter » la leçon contenue dans la leçon tant que l’échec ou la réussite de l’expérience n’étaient pas concevables ou constatés. Il y avait… ce que je ne pouvais pas ou que je ne devais pas lui dire, à juste titre à ce moment-là, pour ne pas « brouiller les cartes ». Nadine comme moi nous dispensions d’en discuter plus avant. Ce jeu était passionnant pour nous deux.
Et quand elle me disait : « Je crois que les enfants vont pouvoir le faire » plutôt que « je peux faire ça avec les enfants », un seuil était franchi. C’était une institutrice vraiment extraordinaire.
A six ans, quand on lui demandait « qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grande ? Elle répondait « Je veux être ‘mademoiselle’ » c’est-à-dire institutrice. C’était une vocation et elle l’illustra d’une façon remarquable pendant toute sa carrière. Tous ses élèves l’aimaient et la respectaient parce qu’ils voyaient qu’elle était juste, exigeante mais encourageante et mesurée.
Elle était modeste et précise et elle partageait mes ambitions puis se retirait au moment de rendre compte de ce que l’observation voulait bien nous montrer de plus. C’était ensuite mon travail, un travail à posteriori, inutile si le projet devait être abandonné mais tout était instructif, les réussites comme les échecs.
Je lui proposais des plans de leçons ou de « situations » susceptibles de faire concevoir par les élèves la connaissance mathématique qu’on voulait leur faire apprendre sans la leur « enseigner » d’abord. Elle me demandait quelques « précisions » et elle concluait. Sans discuter, je reprenais mon travail sur notre projet dont la date de présentation aux élèves approchait.
La principale caractéristique de cette procédure, c’est qu’elle déléguait aux élèves et à la situation « d’apprentissage » qui leur était présentée, la possibilité de produire la conclusion espérée, au lieu ou avant que l’enseignant n’ait à le leur révéler ou même de le leur enseigner de façon canonique.
Lorsque la suggestion préalable échouait, il fallait aussitôt revenir à la présentation « classique » de la leçon… et attendre l’année suivante pour remettre un nouveau projet à l’épreuve ! Nos suggestions se présentaient toujours en début de leçon. Au bout d’un quart d’heure, si la situation proposée n’avait pas produit les effets attendus, Nadine devait reprendre la main, elle révélait la solution et l’intention de la présentation et poursuivait par une leçon classique.
Mais elle pouvait aussi tenter « d’exploiter » le travail des élèves. Si un ou plusieurs d’entre eux pensaient avoir réussi, il était invité à présenter sa réponse à ses camarades, lesquels devaient décider s’ils l’acceptaient ou s’ils avaient encore des doutes. Cette phase servait de modèle pour déterminer les conditions dans lesquelles les élèves devaient traiter un savoir. Cela est relativement classique mais l’essentiel était d’ouvrir aux élèves un nouveau rapport au savoir auquel on voulait les initier.
C’est dans ces conditions que nous avons pu étudier en 1973, réaliser et observer un curriculum ambitieux pour faire connaître l’essentiel du calcul des probabilités à des élèves du cours moyen deuxième année.
Cette Nadine-là n’a jamais voulu apparaître en public et témoigner de son travail. Elle ne voulait pas se distinguer de ses collègues de l’école Michelet[5]. Il a fallu l’énergie et la détermination d’André Antibi pour qu’elle accepte de parler de son travail[6].
Mais lorsque j’ai eu obtenu et rassemblé presque toutes les conditions souhaitées pour réaliser le programme de recherches sur « l’enseignement de l’algèbre » au cours préparatoire, elle ne souhaitait plus revenir dans cette section et prendre la responsabilité de réaliser les performances évoquées ou envisagées dans mon ouvrage de 1965[7].
Je ne peux pas m’empêcher de penser que si elle avait accepté de reprendre le cours préparatoire, j’aurai peut-être pu trancher le nœud gordien qui condamne notre enseignent primaire à un immobilisme pérenne jusqu’à l’absurde. Mais je crois aussi, aujourd’hui, qu’elle m’a probablement sauvé d’un échec précoce et décisif.
J’ai publié un livre à l’attention des enseignants de CP qui n’a aucune vocation à être utilisé comme un ouvrage d’exercices pour les enfants, malgré sa présentation. Il a pour objectif de permettre aux enseignants de reconsidérer l’enseignement du calcul et de la numération, en se démarquant de l’apprentissage des nombres (1, 2, 3, 4, etc.) mais en s’attachant au sens.
C’est donc un faux livre pédagogique mais un support au travail et à la réflexion pour les enseignants. Ce que j’appelle un livre qui cache son sens réel car à l’époque où je l’écrivais, il ne pouvait pas être reçu comme il l’aurait fallu. Il remettait totalement en question l’enseignement de la numération telle qu’il était fait depuis toujours. Ce livre est un précurseur de mon travail postérieur et le contient en entier, d’une certaine façon.
Nadine m’a aidé, compris et a mis en œuvre mes recherches comme aucun autre professionnel de l’enseignement n’aurait pu le faire. Notre œuvre touchait à notre intimité.
Propos de Guy BROUSSEAU[8]
recueillis et mis en forme par Hélène Brousseau, le 23 juin 2023.
Bibliographie :
1987 ; BROUSSEAU N. et G. ; Rationnels et décimaux dans la scolarité obligatoire ; 535 pages IREM de BORDEAUX.
1987 ; BROUSSEAU N. avec la collaboration de G. Brousseau, La mesure en cours Moyen 1ère année, compte rendu d’activités, 120 pages IREM de Bordeaux ;1987.
1992 ; BROUSSEAU G. et BROUSSEAU N. ; « Le poids d’un récipient : étude des problèmes de mesurage en CM ». in GRAND N ; N° 50 ; IREM Université J. Fourier Grenoble.
2002 ; BROUSSEAU G., BROUSSEAU N., WARFIELD Virginia ; “An experiment on the teaching of statistics and probability” Journal of Mathematical Behavior, 20 ; 363-441.
2004 ; Brousseau, G., Brousseau, N. and Warfield ; Rationals and decimals as required in the school curriculum. Part 1 : Rationals as measurement ; Journal of Mathematical Behavior, volume 23, #1, pp 1 – 20.
2005 ; Antibi André, Entretien avec Nadine Brousseau, IREM de Toulouse, LEMME.
2007 ; BROUSSEAU, G., BROUSSEAU, N. and WARFIELD, W. ; Rationals and decimals as required in the school curriculum. Part 2 : Rationals as measurement ; Journal of Mathematical Behavior, volume 26, Number 4, pp 281-300.
2008 ; Guy Brousseau, Nadine Brousseau, VirginiaWarfield ; Rationals and decimals as required in the school curriculum Part 3 : Rationals and decimals as linear functions ; Journal of Mathematical Behavior, volume 27.
2009 ; Guy Brousseau, Nadine Brousseau, VirginiaWarfield ; Rationals and decimals as required in the school curriculum Part 4 : Problem solving composed mapping and division ; Journal of Mathematical Behavior 28, 79–118.
[1] Nadine Brousseau née Labesque le 13 avril 1931 à Captieux (33) ; Décédée le 15 Juin 2021 à Talence (33). Institutrice à Castelmauron (L&G), Elle épouse Guy Brousseau, instituteur lui aussi, le 29 décembre 1953. Après quelques années (Ils ont deux enfants Pierre en 1956 puis Hélène en 1959). Elle encourage son époux à reprendre ses études à l’Université de Bordeaux où il est recruté comme assistant de Mathématiques lors de la création. En 1973, elle est recrutée à « l’école primaire Jules Michelet » à Talence.
[2] COREM : centre d’observation et de recherches en mathématiques
[3] Cette école, dotée d’un personnel nécessaire, est autorisée à réaliser des leçons dédiées à l’observation scientifique de certains phénomènes ou de protocoles d’enseignement primaire des mathématiques, entreprit par l’IUFM de Bordeaux.
[4] C’est à dire des conditions réalisables et un but à atteindre, spécifiques d’un savoir à enseigner.
[5] Ce qui m’empêchait d’obtenir une interaction semblable avec ses collègues enseignants, c’était leur bonne volonté et leur tendance à accepter mes suggestions comme des consignes. En bref, ils n’osaient pas trop endosser leur responsabilité personnelle ni trop discuter la mienne.
C’est pourquoi la contribution de Nadine était indispensable et capitale.
[6] André ANTIBI et Nadine BROUSSEAU : « Entretien avec Nadine Brousseau » IREM de Toulouse, janvier 2005
[7] Je m’étais promis de révéler et d’expliquer ce que dissimilait ce petit cahier d’exercice. Je n’ai pas pu le faire avant qu’il ne soit très tard… vraisemblablement trop tard… Je dois à Nadine et je me dois de rassembler et de faire connaître ce programme écrit et dissimulé trop tôt et décodé trop tard.
[8] Note biographique : Guy Brousseau est né le 4 février 1933. Il fait ses études secondaires à l’école normale d’instituteurs du Lot et Garonne puis à celle de Montpellier. Ses résultats au Baccalauréat « Moderne-Mathématique » lui procurent une bourse de deux ans lui permettant de préparer le concours d’entrée à l’école Normale Supérieure de Saint Cloud. Mais malgré des résultats encourageants, il renonce à sa deuxième année de bourse pour pouvoir, quand il aura terminé son année de formation pédagogique (prolongée de trois mois pour faire reculer d’un an la date de sa retraite et ainsi rembourser à l’Etat) épouser sa collègue Nadine Labesque. Il prend son poste dans une école à classe unique en attendant un « poste double ». Appelé sous les drapeaux en 1956, son rang à la sortie de l’école des officiers de réserve lui permet d’obtenir une nomination à Paris ou s’inscrivant à la Sorbonne, il pourra suivre les deux premiers mois d’une année du cours de Mathématique en propédeutique, qui lui font découvrir la Logique Moderne. En Algérie, il est nommé dans une compagnie responsable des transmissions militaires à Sétif. Entre deux missions il s’adonne à la lecture de l’« Introduction à la logique » d’Alfred Tarski qui lui donne des idées… pour son enseignement à ses élèves de 10 à 14 ans. De retour dans sa classe en 1989 il adhère au groupe « Ecole Moderne » du Lot et Garonne. Il trouve dans les idées de Célestin Freinet une base de solution à son dilemme : enseigner directement la logique, par son usage direct sous sa forme mathématique, sans le secours d’aucun métalangage… comme une sorte de langue vernaculaire.