RP 2016-4 Petite histoire du concept « adidactique »
Petite histoire du concept ‘adidactique’
Guy Brousseau
Mon premier ouvrage, chez Dunod en 1965, (1) est uniquement composé de petits dessins qui suggèrent aux élèves et aux enseignants ce qu’ils peuvent faire. Aucun terme de mathématiques ne figure dans le texte et les exercices devaient pouvoir être résolus sans « explications » verbales avec des termes nouveaux pour les enfants. Le nom des signes peut être utilisé immédiatement mais les définitions et les explications viendront plus tard.
Ce manuel est clairement un recueil de situations formellement a-didactiques. Le mot ne sera prononcé que beaucoup plus tard. Mais des justifications de cette tentative de « mathématiques sans paroles » devraient pouvoir être trouvées chez des auteurs de l’époque. Ils montrent que, déjà , certains mathématiciens étaient conscients que les explications et les exposés de « mathématiques modernes » nécessaires aux professeurs, allaient provoquer une inflation d’explications, de métaphores, de commentaires dans leur enseignement lui-même. Ils allaient alourdir et encombrer inutilement l’enseignement lui-même et les apprentissages des élèves.
Ce projet n’a pas pu suivre son cours. C’était une époque où tous les progrès semblaient menacer la culture et la langue : les demandes pressantes d’enseigner la langue des signes aux enfants sourds-muets, directement, dès que possible, étaient rejetées violemment : Il fallait leur apprendre à lire sur les lèvres et dans les livres et surtout à se taire ! Car la LANGUE était en danger. Dans ce projet, il ne s’agissait pas de faire agir les enfants comme des muets mais de pouvoir dire d’abord les choses dans leur langage, quitte à proposer la formulation canonique dès que la pensée est correctement appropriée. Quoi la pensée avant le mot ? Les lettrés protestèrent contre cette hérésie : Pas de pensée sans langage ! Ce qu’ils interprétaient en fait par : « l’individu x n’a pas de pensée en dehors de ce que A peut exprimer » (A pour Académicien bien entendu). Le dernier avatar de cette attitude a été le refus d’adopter en 2002 une proposition de réforme envisagée au XVIIe, reprise par Condorcet,… il s’agissait de régulariser la dénomination des dizaines : « septante », « octante » et « nonante ». L’usage des « soixante quatorze » et autres (pires) quatre vingt dix sept retardent les enfants de 6 ans d’au moins deux mois, par rapport à ceux qui ont un système plus raisonnable.
Toute l’histoire de la théorie des situations commence avec ce livre.
Elle se poursuit par une expérience dont Hachette a publié le résultat en 1972 (2) : « premières mathématiques » en trois volumes : « Préparations et commentaires », « le cahier d’exercices », « mathématique et thèmes d’activité » (l’interprétation qu’en ont faite les enseignantes).
Pour organiser des activités qui appellent une « création » mathématique avant son introduction classique, il faut imaginer des « situations » spécifiques issues d’études spécifiques. Le principe en est exposé dans une conférence à l’assemblée annuelle des Professeurs de Mathématiques de l’enseignement public (APMEP) en 1970, l’année de la création des premiers IREMs. Ce texte est publié en 1972. Il est accompagné dans le même volume par : « Un exemple de processus de mathématisation : addition dans les naturels CP-CE1 », pp 443-457 (3).
Pour aller plus loin sans risquer de séduire malencontreusement des enseignants et sans créer de difficultés avec les autorités, j’ai conçu (1964-1968) un centre de recherches comprenant une groupe scolaire (5-11ans) dédié à des observations et à des expériences, scientifiques, c’est-à -dire sans projets de développement à terme. L’IREM (1970-) fut l’Institut qui devait assurer la responsabilité de la partie « recherche ». Le Centre d’Observation et de Recherches sur l’Enseignement des mathématiques (COREM) démarre en 1973 et fonctionne jusqu’en 1999.
Le projet scientifique se résume à établir l’existence de « conditions adidactiques » susceptibles d’amener l’apprentissage des savoirs visés par les programmes. En fait, rien n’exclut d’utiliser la forme didactique classique dans les phases moins critiques de développement des connaissances acquises.
Dans la conception classique, les concepts mathématiques doivent être enseignés aux élèves de façon qu’ils apprennent d’abord des textes canoniques : définitions, théorèmes, preuves, exemples d’applications (DTPA), avant de les utiliser eux-mêmes (exercices, problèmes-corollaires) sous leur responsabilité. Cette méthode suit l’ordre des textes de mathématiques qui expriment les résultats de la « pensée mathématique » mais pas sa genèse réelle, la démarche du producteur de mathématiques : cette démarche (démonstration) est originale (spécifique) pour chaque connaissance nouvelle. Elle est adidactique. Elle diffère de la précédente comme la pensée et l’expression diffèrent de la copie et de la récitation.
Il faut donc que ces élèves rencontrent des conditions qui les provoqueront à en construire une conception, une « co-naissance » adéquate et originale. Puis d’autres conditions pourront rendre nécessaire une dénomination « native », d’autres enfin, qui créent la nécessité de produire des preuves effectivement convaincantes puis formelles… Viendra alors le moment de canoniser ces improvisations dans les formes. Chaque décision ou action de l’élève, dans ces conditions, peut être considérée comme « adidactique » c’est-à -dire produite sans avoir été enseignée préalablement et directement par un texte ou un discours du professeur. L’intention didactique s’exprime par le choix des situations, par le respect de la phase adidactique puis par la reformulation canonique et la confirmation de la valeur du savoir ainsi établi. Comme la construction mathématique ou l’activité littéraire, l’apprentissage est une activité collective et coopérative, pas une compétition. Tous les élèves ne sont pas tenus d’effectuer individuellement le même travail pour finalement avoir tous appris à utiliser les connaissances visées. L’apprentissage de la langue est un processus individuel motivé par des relations sociales.
Le processus ainsi décrit n’a pas vocation à remplacer totalement les procédés didactiques classiques. Il parait souvent plus lent au début d’un curriculum spécifique d’une connaissance importante, avant de rattraper largement son retard. Nous avons construit sur ces principes des curriculums pour tous les sujets mathématiques abordés dans l’enseignement primaire. L’exemple qui me semble le plus exemplaire du point de vue de l’adidacticité est celui de l’étude des probabilités au cours moyen (4) où la situation fondamentale provoque 33 séances de recherches pratiquement adidactiques, pour aboutir au calcul de probabilités des issues d’une suite de deux épreuves différentes. L’expérience, répliquée une fois, s’est déroulée en 1973 et 1974.
Le terme « adidactique » n’apparait que beaucoup plus tard, lors des discussions sur la modélisation d’ensemble des situations d’enseignement. Marie-Jeanne Perrin l’exprime dans un excellent article (5) : « Mais ce n’est qu’à l’école d’été de 1986 qu’apparaît le terme de situation a-didactique et que sa position à l’intérieur de la situation didactique est clairement explicitée…. En réalité, un pas décisif a été franchi en 1982 avec l’identification de la dévolution et des situations quasi isolée »… La théorie des situations didactiques en mathématiques est étudiée dans de nombreux ouvrages ou articles dont les plus accessibles sont cités dans la bibliographie ci-dessous.
Conclusion : la notion d’« adidacticité » est essentielle aussi bien pour la recherche en Didactique que pour la gouverne de l’enseignant. Elle permet de définir, de comprendre, d’analyser et d’optimiser la part de l’élève dans le déroulement d’une leçon, au cœur de l’acquisition d’une connaissance et paradoxe ! On peut en distinguer aussi dans une épreuve traditionnelle de contrôle ! Elle permet surtout d’ouvrir une alternative scientifique à opposer à l’usage actuellement incoercible des modèles behavioristes, pénibles, limités et finalement immoraux. Curieusement ce concept est illustré par l’histoire même de son émergence, pressenti et montré comme une évidence en 1965, il a fallu vingt ans pour construire les éléments de son existence comme concept scientifique.
Bibliographie
(1) Brousseau, G., Les mathématiques du cours préparatoire, DUNOD, 1965.
(2) BROUSSEAU G., FELIX L., LAMOUREUX Y., MARINIERES J. (1972) Préparations et commentaires à l’usage de la maîtresse de classe maternelle accompagné d’un Fichier – élèves Hachette.
BROUSSEAU G., FELIX L., (1972)  Mathématique et thèmes d’activité à l’école maternelle  Hachette.
(3) Brousseau, G., Processus de mathématisation, La mathématique à l’école élémentaire, APMEP, Paris 1972, p 428-442
(4) Un exemple « d’application (purement expérimentale) à l’enseignement » BROUSSEAU (1974) ; Description des 31 leçons expérimentées à l’école J. Michelet à Talence ; L’enseignement des Probabilités et les Statistiques ; Compte-rendu de la 26e rencontre de la CIEAEM ; Bordeaux août 1974 ; IREM de Bordeaux 82-123.
(5) Marie Jeanne Perrin-Glorian (p. 128) « Théorie des situations didactiques : naissance, développement, perspectives (pp 97-147) de l’ouvrage « 20 ans de didactique en France, hommage à Guy Brousseau et à Gérard Vergnaud», 1994. La pensée sauvage éditions :
(6) Theory of Didactical situations in Mathematics, Kluwer academic Publisher (1997)
(7)  ou son édition française postérieure été un peu modifiée:  Théorie des situations Didactiques La pensée sauvage (1998)
(8) Le « cours de Montréal » de 1994 dont le texte sur cette question est le plus récent « La théorie des situations didactique » p. 39 et suivantes.