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Sisyphe et les mathématiques (2014)

Vendredi 26 septembre 2014   

Nos sociétés semblent n’avoir pas fait de pas décisif dans la direction d’une meilleure connaissance de l’enseignement, qu’il s’agisse de sa compréhension scientifique, de ses avancées technologiques ou simplement de l’opinion publique.

Un telle déclaration sera jugée tout à fait excessive, à une époque où tout le monde veut enseigner tout à tout le monde, et donne son avis sur l’utilisation des moyens magiques et/ou nouveaux d’accès à l’information, de compilation, d’élaboration, d’apprentissage et de diffusion des données, à propos de tous les événements publics ou privés, de tous les faits et sujets, dans tous les pays, à toutes les époques, etc.

Toutes ces traces informationnelles comprennent d’une part des références établies scientifiquement et reconnues culturellement : le ou les savoirs ; et d’autre part des éléments de pensée ou de communication qui sont collectifs ou personnels, fugitifs, partiels, douteux voire faux, et néanmoins parfois utiles : les connaissances[1]. Toutes ces informations sont désormais mises en circulation, également durables, mais sans cesse plus enfouies sous les strates d’informations nouvelles.

Dans notre mémoire aussi, se cumulent les traces des événements de notre vie, de nos pensées, de nos envies et de nos accidents. Ballotées entre la contingence et le désir, elles naissent d’une rencontre, se projettent dans des préoccupations indicibles et s’effacent lorsque la situation ne les entretient plus. S’y mêlent en plus les connaissances auxquelles nous voulons pouvoir nous adosser (le savoir), avec la garantie de la réflexion éclairée et opiniâtre des meilleurs de ceux qui nous ont précédés, avec la confiance en ceux qui partagent avec nous ces références, avec l’orgueil de pouvoir à notre tour les vérifier, les augmenter en pertinence et en consistance, étendre leur domaine d’utilisation. Le savoir nous est indispensable. Cette forme de connaissances, une fois formulée, devient accessible au traitement logique ; elle peut être discutée, réformée ; elle est à conserver. Certes, comme les connaissances, les savoirs peuvent être émiettés, décomposés en une multitude de savoirs particuliers, dont chacun est susceptible d’être traité isolément et indépendamment, puis d’interagir chaotiquement à la façon des connaissances. Mais à la différence des connaissances, le savoir nouveau n’efface pas le savoir ancien, reçu en héritage. Le savoir nouveau est confronté à l’ancien,  il le conserve, l’augmente ou le corrige.

Beaucoup aujourd’hui croient pouvoir n’utiliser qu’un seul mot : « savoir » et ignorer le rôle essentiel des « connaissances », aussi bien dans la création que dans l’appropriation des savoirs. Depuis des siècles, dans l’enseignement, les connaissances sont combattues, diabolisées, ignorées, effacées ; au point que certains puissent rêver d’un enseignement sans erreur, et préconiser des méthodes infaillibles pour acquérir directement un savoir parfait !

Ces méthodes aspirent inconsciemment à former un être qui penserait et exprimerait ses conclusions avant d’en avoir envisagé et examiné les prémisses, et qui apprendrait à raisonner en utilisant le produit de son apprentissage ! Cette représentation dans laquelle l’aboutissement engendrerait l’élaboration est doublement et parfaitement téléologique. Ce caractère est généralement dissimulé derrière un empirisme trompeur. Ainsi, la pratique répétée de la rencontre avec la « conclusion » (la « réponse » à la question posée, le savoir visé par le professeur) permettrait à l’élève d’acquérir directement ce savoir en l’associant à d’autres savoirs dans des circonstances didactiques uniformes, sans avoir à percevoir et à analyser ses conditions d’existence. Ainsi,  se perd du même coup toute chance de pratiquer et de comprendre la transmission des connaissances et des savoirs par acculturation. Cette utopie tenace et destructrice – le behaviourisme – tient lieu de théorie et fait régulièrement échec à toute tentative d’étude réellement scientifique de l’enseignement.

Les humains savent depuis longtemps déjà comment utiliser des apprentissages qui constituent des genèses combinant le jeu des connaissances et des savoirs : apprendre à parler par exemple, s’appuie sur des communications nécessaires opportunément et progressivement corrigées et n’a jamais conduit personne à suivre un ordre phonétique, un alphabet, un dictionnaire ou une grammaire.

Au fur et à mesure de l’apprentissage, le savoir tend à figer et à appauvrir le champ des connaissances, en le dépouillant de ses incertitudes et peut-être aussi de sa poésie. Le savoir remplace les connaissances, mais il ne peut naître, croître et avancer sans qu’elles le précèdent.

Les mathématiciens augmentent sans cesse la masse et la portée de l’ensemble de leurs théorèmes. Ils les adaptent aux besoins nouveaux de leurs théories et de leurs utilisateurs, et aussi des jeunes mathématiciens qui vont les relayer. Aussi revient périodiquement le besoin de réorganiser le corpus de savoirs scolaires, pour permettre un accès plus rapide aux parties les plus vivantes et les plus récentes des mathématiques et de leurs applications, à un plus grand nombre de bénéficiaires, afin de favoriser leur participation à une même culture et à une même économie. Comme Sisyphe, les mathématiciens doivent reprendre à la base l’organisation des connaissances qui visent les nouveaux sommets de leur discipline. Mais l’école n’est capable d’enseigner à tous, que les savoirs déjà partagés ou au moins acceptés par toute la société… alors que rien n’oblige cette dernière à partager.

La dernière de ces révolutions a été envisagée dès le milieu du 19e siècle, mais elle a été freinée par les deux guerres mondiales. Après-guerre, il a fallu, de plus, assurer le développement des nouvelles technologies qui s’annonçaient, et créer un environnement socioculturel raisonnable pour leur usage. Jusqu’à ce jour, à ma connaissance, aucune équipe d’historiens n’a pu encore publier une synthèse qui fasse autorité sur ce mouvement dit « des mathématique modernes ». La raison pourrait en être la suivante : inventorier les événements qui composent cette histoire et qui expliqueraient leur rôle reviendrait à décrire et expliquer la réussite et l’échec de l’acculturation d’une population entière à un nouveau domaine de connaissances. Autrement dit, il faudrait d’abord connaître – et donc avoir créé – une science nouvelle, propre aux phénomènes didactiques (épistémologiques et sociologiques) relatifs aux mathématiques, afin d’identifier leurs caractères spécifiques ou, au moins, d’en soupçonner le rôle. Créée depuis près de 40 ans, cette science à très vite signalé la nécessité d’une approche anthropologique du problème, c’est-à-dire respectueuse des pratiques en cours. Elle en est encore aux balbutiements, mais elle peut déjà justifier son appel à la prudence et mesurer la difficulté d’un tel projet.

Le projet de réforme de l’enseignement des mathématiques est sorti, au cours des années cinquante, du cénacle des mathématiciens. Il devient projet éducatif majeur dans certains pays (et surtout en France) à la fin des années 60. Il s’institutionnalise dans les années 70, gagne la planète mais surchargé d’objectifs modernistes collatéraux, s’épuise lentement jusqu’au début du troisième millénaire. Ambitions excessives, impatience ou inconstance spontanée des sociétés, méconnaissance fondamentale des phénomènes micro et macro-didactiques sont des causes fréquemment évoquées de l’ « échec » annoncé de la réforme… En fait toutes les réformes sont aujourd’hui condamnées au même sort et la conjonction des causes est si ample et si complexe qu’il est difficile d’en donner une idée.

Même s’il existait une science qui établisse des protocoles précis, assortis de caractéristiques de fiabilité bien établies, les exigences de résultats seraient tout à fait inappropriées dans l’éducation, comme elles le sont en médecine. Pour l’instant, même les exigences de moyens envers l’enseignement sont pour la plupart infondées.

Un des reproches récurrents fait à l’enseignement élémentaire des mathématiques est que les élèves ne savent plus compter, que les professeurs n’enseignement plus ou ne savent plus enseigner même le calcul.

Au début des années 60, un syndicat avait souhaité connaître les domaines où les élèves rencontraient des difficultés notables. Dans un mini-panel (150 instituteurs), la langue française et l’orthographe avait été assez souvent évoquées, mais l’arithmétique ou le calcul, jamais. Ce résultat qui étonnerait aujourd’hui avait été expliqué par le fait que les « échecs » des élèves dans cette discipline scolaire étaient attribués, à la fois par l’enseignant, par l’élève et par les parents, à une inaptitude personnelle sans remède, vue comme un effet de nature. D’une part la réussite d’une grande majorité des élèves de chaque classe prouvait que le professeur avait bien donné à chaque élève l’occasion d’apprendre ; d’autre part la motivation des élèves à ce sujet était indéniable : savoir compter et calculer était indispensable à la condition d’adulte, ne pas savoir compter était une sorte d’infirmité qui se donnait à voir à toute occasion et que chacun voulait absolument éviter.

Trente ans après, les conditions et leur interprétation par la société civile sont tout autres. Le  citoyen ordinaire n’a plus aussi visiblement besoin de calculer, de tête ou par écrit, dans aucune circonstances de la vie courante. Les enfants n’ont donc plus l’occasion d’observer directement les pratiques mathématiques qui étaient autrefois ordinaires et non exclusivement liées à la scolarité. Mais l’essor de la technologie n’est pas seul en cause : les foisonnantes propositions de « mathématiques modernes » ont appuyé en leur temps des revendications de liberté pédagogique en contradiction avec certains engagements de la République ; elles ont contribué à ouvrir un champ illimité aux innovations de tout acabit,  même les plus évidemment douteuses. En retour, toute recherche en Didactique était sommée de prouver sa validité, par l’exemple d’une application immédiate et par un projet plausible de développement sur le terrain à court terme, ce qui, dans ce domaine, condamnait à la fois la recherche fondamentale et les études expérimentales même confinées.

Toutes les disciplines s’impliquaient dans la production de conseils pédagogiques, psychologiques, sociologiques, médicaux, ou techniques (mathématiques en l’occurrence) en direction de la société et des parents. Cette posture se traduisait par une critique d’abord implicite, mais bientôt explicite de l’enseignement traditionnel. Mais aucune de ces disciplines n’a jamais été en mesure d’assurer la compatibilité de cette multitude d’avis, ni de prévoir les conséquences de leur conjonction, qu’elles soient de nature didactique, théorique et surtout pratique.

Or, les bons résultats n’appellent jamais de commentaires pour les non connaisseurs. Mauvaise affaire pour les médias qui ne peuvent observer que des écarts entre des compétiteurs, ou avec des normes a priori, ou par rapport à un modèle idyllique ! Mauvaise affaire pour les industries dédiées à l’enfance et à l’école, boostés au contraire par l’inventaire des difficultés individuelles ! Toutes ces entités soulignent essentiellement et de façon disproportionnée des « erreurs » et des « échecs » qui ont mobilisé progressivement la société contre son enseignement obligatoire.

En France, l’ancien idéal de l’école républicaine s’est affaibli au profit de projets privés multiformes. Cette école devait dispenser à tous les citoyens un enseignement identique, suffisant pour participer aux affaires publiques. Elle s’attachait donc à préparer tous les élèves à exercer ensemble selon leurs talents un pouvoir partagé. Elle était confiée à des instances politiques et administratives communes à tous les citoyens. Ses obligations étaient celles de la médecine : une obligation de moyens, mais pas d’un résultat individuel. Elle devait donner à chacun des occasions semblables d’apprendre ce que son talent personnel lui permettait d’acquérir. La présence de l’instituteur dans sa classe, l’exécution de son programme, le fait qu’une proportion importante de ses élèves soit reconnue comme formée par un jury indépendant, suffisaient à prouver que l’enseignement avait été dispensé et que les chances d’apprendre avaient été effectivement offertes à tous (si le garde champêtre ou la police assurait la présence de tous les enfants !).

Des exigences politiques et sociales diverses ont fini par accréditer l’idée que l’école devrait, à l’avance, résoudre tous les problèmes et tous les conflits d’une société en pleine mutation, que le bon sens du public devait être suffisant pour en trouver les moyens et les imposer à des professionnels, à qui d’ailleurs il n’était point nécessaire d’enseigner quoi que ce soit de spécifique sur leur travail. Le recrutement et la formation professionnelle des futurs professeurs des écoles (le changement de terminologie est aussi révélateur, le caractère institutionnel de la profession a disparu) ont été retardés de plusieurs années et réduits à des généralités plutôt théoriques.

La critique libre de tout ce qui est public et le respect légal de l’entreprise commerciale privée tendent à substituer de facto à ce schéma une autre conception : celle d’un enseignement personnalisé dont la responsabilité est dévolue à des parents supposés tout puissants, et fins connaisseurs de l’enseignement, même s’ils sont prioritairement préoccupés par d’autres problèmes, et qui achètent librement pour leurs enfants ce que le marché leur vante comme « éducatif ».

Finalement, ce sont les conceptions didactiques behaviouristes les plus sommaires qui reviennent en gloire, d’abord parce qu’elles seules sont immédiatement accessibles aux producteurs industriels et aux clients « de masse ». Ensuite parce qu’elles suivent à la lettre l’interprétation « moderne » de l’esclavage traditionnel : exiger la satisfaction d’un désir, évaluer le résultat et punir les exécutants qui n’ont pas su le satisfaire.

Au nom de cette vision de la diffusion des savoirs, des batteries d’exercices sont pompeusement élevées à la dignité d’«objectifs », les réponses des enfants servent à l’ « évaluation » des dispositifs d’éducation.  L’interprétation statistique des données recueillies peut se faire par des oracles qui eux aussi se défendent – légitimement – d’avoir la moindre connaissance d’ordre pédagogique ou didactique.

En dernier appel, quelques chiffres et une courte « image » sont renvoyés au grand public comme gage d’un contrôle, accompagné de commentaires toujours éplorés des médias, qui ne laissent plus qu’une seule décision aux pouvoirs publics : la sanction. Des sanctions différenciées politiquement : discrédit, suppressions de postes, blocage des salaires, fermeture d’écoles, etc.

Comme c’était prévisible, ce modèle « cybernétique » (en fait primitif et inadéquat) de la diffusion de la connaissance échoue ! Mais il échoue sans laisser d’alternative. Il ne cesse de dégrader et de ruiner davantage l’avenir d’une éducation démocratique.

J’espère que ceux de mes lecteurs qui sont assez jeunes pour pouvoir entreprendre les actions qui s’imposent, ne s’abandonneront pas au désespoir que mes réflexions désabusées pourraient inspirer, mais qu’ils y puiseront au contraire des perspectives de travaux de recherches et des raisons d’actions.

GB


[1] Il est difficile de traduire en anglais l’opposition latine entre une connaissance (know, be acquainted) et un savoir (know-ledge) : une connaissance lisible et donc communicable.